Heavens! Le nouveau Blake et Mortimer demeure l’aventure la plus attendue de l’année et Le Serment des cinq Lords ne déçoit pas.
L’album ravit par son élégance jacobsienne proche de La Marque jaune. Le suspense palpite à la manière des Dix petits nègres d’Agatha Christie. Yves Sente et André Juillard ramènent les héros au bercail, sous le crachin anglais d’Oxford et de Londres. Le scénario confère à Blake une nouvelle dimension historique, faisant du capitaine un acteur malgré lui du destin brisé de Lawrence d’Arabie. Sortis de la spirale des vols et des meurtres à répétition, les deux auteurs ont accepté de témoigner des coulisses de ce thriller nostalgique chez Ophyse Chaussette, au Sablon, à cent mètres à peine de la maison natale d’Edgar P. Jacobs, le créateur des célèbres personnages.
L’histoire de ce nouvel album s’est dessinée quasiment en direct dans Le Soir ces six derniers mois. Le découpage en strips a mis en évidence ce sens prodigieux du suspense, que l’on croyait perdu depuis la fin du journal Tintin dans lequel Blake et Mortimer sont nés. La prépublication dans le journal a influencé votre écriture?
Yves : Un Blake et Mortimer bien fait doit être comme les Tintin de la grande époque des histoires à suivre. Il faut des éléments de suspense dans chaque case. Il doit toujours se passer quelque chose. La publication en strips dans Le Soir a mis cette dimension oubliée en évidence.
André : Yves n’a pas l’habitude de se laisser aller dans ses scénarios. Tout se tient. Quand j’ai su au mois de janvier que Le Serment des cinq Lords serait prépublié dans le journal belge Le Soir, je n’avais pas terminé l’album. Je suis devenu très attentif à la chute de chaque strip pour qu’elle soit toujours nourrissante. Sans compromettre la cohérence du récit, je me suis surpris à rajouter des détails. Cette aventure a été un excellent moteur pour ma créativité.
Depuis la reprise des aventures de Blake et Mortimer après la mort de leur créateur, Edgar P. Jacobs, vous avez signé ensemble cinq albums. Malgré les terribles défis graphiques et narratifs de cette série, vous la retrouvez toujours avec le même plaisir ?
André : Je vous avoue qu’à chaque fois qu’on se rencontre, on ne peut jamais s’empêcher de penser à l’aventure qui suit. Ca reste toujours aussi excitant. Pour se renouveler, on avait décidé de se passer d’Olrik car cela devenait épuisant de devoir le faire apparaître à chaque fois. Il faut un peu le préserver. Je pense que s’il revient, il faudra qu’il soit mû par une puissante motivation comme celle de ne plus se faire avoir par Blake et Mortimer. Il devrait enfin triompher de quelque chose.
Yves : Sur cette histoire, je me souviens que tout est parti du fait qu’André voulait un récit plus anglais.
André : Non ! Non ! C’est toi qui imaginait un huis clos dans l’appartement de Blake et Mortimer, à Londres, mais je n’ai pas la talent de metteur en scène d’Alfred Hitchcock et surtout, cet appartement de Park Lane ne correspond à rien dans la réalité. J’ai été voir ce qui se cache derrière la façade dont Jacobs s’est inspiré et la topographie des lieux est tout à fait fantaisiste. Du coup, cela devenait très compliqué d’être cohérent dans les déplacements à l’intérieur de l’appartement. C’était trop risqué.
Yves : L’appartement de Londres avait aussi l’inconvénient de trop rappeler l’album mythique de La Marque jaune. Je me suis alors intéressé à Oxford et Cambridge, deux autres symboles de l’Angleterre éternelle et j’ai découvert que Lawrence d’Arabie avait étudié à Oxford. Il avait comme Blake été espion et comme Mortimer archéologue. Je me suis penché sur les zones d’ombre de sa vie et c’était parti ! J’ai retenu deux éléments troublants : la perte du manuscrit de son autobiographie, Les Sept piliers de la sagesse, et les circonstances de sa mort qui n’ont jamais été totalement élucidées. Il y avait là de quoi intéresser Blake et Mortimer… Ensuite, je me suis arranger pour rendre tout cela crédible.
La bande dessinée est en crise mais le succès de Blake et Mortimer ne faiblit pas. Comment expliquez-vous ce phénomène?
André : Ce n’est pas dû à nos talents respectifs mais aux personnages eux-mêmes. Quand on me demande ce que je fais dans la vie, je réponds que je suis auteur de BD. On me demande qui sont mes héros. Je parle des 7 Vies de l’Epervier ou du Cahier bleu et ça ne dit rien à personne. Quand j’ajoute que je dessine aussi les nouveaux Blake et Mortimer, là, tout le monde me répond admiratif : «Ah ! C’est vous Blake et Mortimer !» Ces personnages font partie de l’histoire. Yves et moi en étions les premiers fans. On essaie juste de ne pas décevoir ceux qui partagent notre passion.
Yves: Blake et Mortimer font partie de ces héros que tout le monde connaît même quand on ne s’intéresse pas à la bande dessinée comme Tintin, Astérix, Spirou, Gaston, Lucky Luke, Boule et Bill. Nous sommes à leur service. Il faut respecter leur image et les souvenirs qu’ils ont accumulés tout en proposant au lecteur quelque chose de neuf…
A ce propos, on entend souvent dire qu’il y a plus de texte dans un strip de Blake et Mortimer que dans une page entière de la plupart des bandes dessinées actuelles. Ne serait-il pas de temps d’un peu moderniser la série ?
Yves : Jacobs voulait qu’il y ait beaucoup à lire dans ses albums pour que l’on s’en souvienne. Nous respectons cette tradition et ça fonctionne toujours très bien si l’on en croit le résultat des ventes. J’ajoute que les héros ont la quarantaine dans les années 1950. Si on les déplaçait au XXIe siècle sans changer leur apparence, ils auraient l’air d’en avoir soixante et ne pourraient plus être pris au sérieux ! Dans le monde actuel, un vieux professeur barbu comme Mortimer ne peut pas être un homme d’action…
André : On ne pourrait pas moderniser les personnages sans perdre leur identité. S’ils sortaient des années 1950, j’arrêterais de les dessiner. J’avais refusé de faire la suite des 3 Formules du professeur Sato après la mort de Jacobs, parce que je ne peux pas dessiner des Toyota ! C’est le côté mythologique de l’entreprise qui me motive. J’étais fan de Blake et Mortimer à dix ans et c’est cette atmosphère à laquelle la série est pour moi indéfectiblement attachée.
Vous avez des pistes pour le prochain ?
Yves : Je pense à une prequel pendant la Seconde Guerre mondiale, entre Londres et Gibraltar. Dans leur premier album, Le secret de l’Espadon, Blake et Mortimer se retrouvaient. C’est donc qu’ils se connaissaient déjà. Mais où s’étaient-ils rencontrés? Il y a là quelque chose d’intéressant à creuser.
André : Nous avons découvert, à Londres, un endroit extraordinaire au cours des repérages pour Le serment des cinq Lords, un bunker souterrain dont l’univers ferait un décor extraordinaire pour le prochain épisode.
Le Serment des cinq Lords, Sente et Juillard, 64 p., 15,25 euros
Exposition de planches originales et de crayonnés à Bruxelles, chez Champaka, jusqu’au 2 décembre, et à Paris, chez Daniel Maghen, jusqu’au 1er décembre.